Thématiques

Depuis la création de mon activité libérale, je m’attache à définir des thématiques de travail qui donnent sens à mon action. Ces principes influencent l’organisation de mon travail, de la recherche de nouvelles commandes aux tâches de création et de réalisation d’espaces bâtis.

Être attentif au lieu
Dessiner pour mieux appréhender l’élément construit
Employer des matériaux bruts
Révéler de nouvelles appropriations spatiales
Rénover le bâti par des pratiques architecturales raisonnées
Pratiquer la désobéissance technologique
Réinterpréter le patrimoine bâti
S’inscrire dans un héritage moderniste

Si je reste attaché à développer ma pratique en respectant ces règles de conduite énoncées, je suis conscient qu’elles s’affineront ou se modifieront en fonction des évolutions du métier d’architecte, mais aussi de mes propres expériences (rencontres d’oeuvres architecturales, mineures ou majeures, qui me questionneront sur mes choix de conception).

L’architecte diplômé doit savoir rester étudiant toute sa vie pour ne pas être condamné à une production misérablement commerciale.
Pierre von Meiss, De la cave au toit, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes (PPUR), Lausanne, 1991.

Être attentif au lieu

Toute intervention architecturale débute communément par la lecture et la compréhension d’un lieu. Les espaces agricoles et naturels comme l’urbain détiennent une quantité importante de données à analyser de façon méthodique et subtile : histoire, manières d’habiter, traditions constructives, conditions climatiques et géologiques, etc. La collecte et l’interprétation de ces informations nécessitent du temps de décryptage et de formalisation.

À l’heure où les étapes de conception sont de plus en plus écourtées, l’apprentissage du lieu se réduit le plus souvent à un simple “balayage sensoriel” pour en capter ses ambiances, son atmosphère générale. Si l’éloge de la lenteur est une évidence dans de nombreuses disciplines (depuis quelques années, le mouvement “slow” touche beaucoup de domaines comme la cuisine, la médecine, la finance, etc.), elle échappe encore au milieu de la construction. Pourtant, prendre son temps et être attentif à l’histoire et à l’identité d’un lieu c’est s’assurer que le bâtiment construit ou rénové entretienne un rapport équilibré avec son environnement immédiat. En d’autres termes, le soin apporté à ces phases d’analyse favorise la mise en place d’une architecture narrative et signifiante, faisant écho aux particularités du lieu où elle s’implante (en proposant par exemple le détournement de matériaux ou de pratiques constructives locales pour leur donner un autre aspect ou une autre fonction).

Maisons de vacances qui s’inspirent des constructions traditionnelles des Alpes. Lieu : Leis, canton des Grisons en Suisse, architecte : P. Zumthor. L'architecte suisse aborde avec élégance la question de l’objet nouveau qui doit “faire sa place”, sans rupture volontaire avec le lieu : On lance une pierre dans l’eau. Un tourbillon de sable s’élève puis s’apaise de nouveau. L’agitation a été nécessaire. La pierre a trouvé sa place. Mais l’étang n’est plus le même qu’auparavant.

Dessiner pour mieux appréhender l’élément construit

La revalorisation de la “conception lente” évoquée précédemment peut soulever une autre question pour l’architecte : celle du choix de ses outils de communication. Si dans l’imaginaire collectif, le dessin à la main est l’instrument privilégié du métier d’architecte, il se réduit bien souvent à la simple exploration des premiers pas du projet et n’est pas présent dans toutes les étapes de conception.

Pour sortir du “tout numérique”, je m’évertue de dessiner en fil continu pour chacun de mes projets car c’est une activité souple et instinctive. Les illustrations des architectes Carlos Scarpa et Roland Simounet m’ont conforté à utiliser le plus possible le dessin à main levée, notamment pour transmettre les informations sur le chantier. Si chez ces architectes, tout le processus créatif passe par le dessin, c’est à travers leurs croquis de chantier que s’exprime leur volonté de valoriser le travail artisanal et de dévoiler pleinement la plastique des matériaux utilisés. Le dessin spontané de chantier permet de ne pas figer les choses trop en avant et ne pas brider toute démarche créative de l’artisan en charge de le lire. En définitive, cette forme de correspondance permet de s’affranchir des conventions classiques du dessin tout en favorisant une coopération enrichissante entre l’architecte et celui qui construit.

Croquis de détail (coupe sur une cage d’escalier) pour la rénovation de l’hotel Salé à Lieu : Musée Picasso de Paris, architecte : R. Simounet. L’apparente complexité de ce dessin révèle en réalité l’aisance de Roland Simounet à imaginer des parcours de visite variés et à exploiter les différentes hauteur de plancher du bâtiment pour offrir des des vues directes et plongeantes sur l’oeuvre de Picasso.

Employer des matériaux bruts

Pour contribuer à la durabilité d’une construction, il est essentiel de concevoir au “cœur de la matière”, c’est à dire utiliser en priorité des matériaux bruts, ou éloignés le plus possible de toute transformation, car ils sont vecteurs d’émotions et de sensibilité architecturale. Elle évite également toute confusion intellectuelle puisqu’elle emprunte une posture honnête : ne rien dissimuler aux usagers ou aux visiteurs. Laisser la place aux matériaux bruts, quelles que soient leurs qualités de finition, est annonciateur d’une vérité constructive : le bâtiment a été réalisé de telle façon, à cet endroit, il a connu telles transformations ou tels ratés…

À certains égards, agir de la sorte nous rapproche du contexte des architectures vernaculaires et traditionnelles où la question de franchise est évidente : chaque chose est à sa place et le superflu n’est pas de mise. Si cette transparence dans les procédés constructifs est séduisante, il convient d’éviter une pratique trop puritaine, voire décontextualisée, qui pourrait conduire à une architecture pauvre en significations. Pour converver un rapport sensible aux matériaux, je m’efforce de proposer des agencements métissés, riches en contrastes (rugueux/lisse, robuste/fragile, transparent/opaque, etc.) et en références culturelles (rappel du passé et des techniques de construction locales).

Galerie intérieure de la Casa do Benim, musée qui célébre et expose la culuture béninoise. Lieu : Salvador de Bahia, Brésil, architecte : L. Bo Bardi. En enveloppant partiellement de paille tressée les poteaux en béton armé de la Maison du Bénin à Bahia, Lina Bo Bardi prouve que la « nudité » du matériau est encore plus belle si elle est suggérée et accompagnée d’une composante organique.

Révéler de nouvelles appropriations spatiales

Au regard de la production de logements neufs en France, j’ai le sentiment que le “coeur” de la conception s’est déplacé de l’intérieur vers l’extérieur. Les préoccupations énergétiques, de plus en plus prégnantes, ont poussé les équipes de maîtrise d’œuvre à se concentrer davantage sur l’enveloppe du bâtiment que sur la qualité intérieure des logements. La façade est devenue le terrain de jeu privilégié des architectes. Ces derniers n’hésitent plus à user des complexes d’isolation thermique par l’extérieur et à prescrire des panneaux, bardages et autres vêtures de façade pour insuffler une dose de contemporanéité  au bâtiment construit ou rénové.

Cette préoccupation pour le “tout façade” peut masquer un certain désintérêt des architectes pour le confort intérieur des logements. Pourtant, la confrontation entre l’amélioration énergétique des logements et les transformations de notre mode d’habiter devrait engendrer de nouveaux modes d’habiter. C’est le cas des réglementations thermiques qui incitent à isoler les parois extérieures de manière conséquente. Les murs deviennent de plus en plus épais et créent des interstices qui peuvent être exploités par les architectes. Ce sont autant de nouveaux espaces, à prendre en considération.

Vue d’un jardin d’hiver juxtaposé aux pièces de vie d’un logement existant. Lieu : Tour Bois le Prêtre, Paris 17e, architectes : J.P. Lacaton & A. Vassal. Les thématiques de “l’habitabilité” de l’enveloppe et de l’articulation savante entre le dedans et le dehors sont récurrentes dans les réalisations de Jean-Philippe Lacaton et Anne Vassal. Les transformations de grands ensembles à Paris et à Bordeaux sont un modèle du genre tant le confort des logements s’est radicalement amélioré par l’ajout de surfaces complémentaires à moindre coût.

Rénover le bâti par des pratiques architecturales raisonnées

Si la rénovation, sous le prisme de la réduction des consommations énergétiques, est aujourd’hui largement encouragée par l’État, elle ne doit toutefois pas être réduite à cet unique levier. L’intérêt que je porte à cette démarche naît de mes dernières expériences universitaires. Un exercice de Master portait sur le devenir des parkings silos de la Villeneuve, menacés de démolition par le programme de rénovation urbaine de ce quartier grenoblois. Un travail d’amélioration architecturale léger, perçu comme une alternative marginale à la politique de destruction ou de table rase a été proposé comme modèle de reconversion. Mon projet de fin d’études s’est inscrit dans un cadre théorique similaire. Alerté par l’action du collectif bruxellois Precare (qui se positionne en intermédiaire entre des propriétaires de biens dormants et des particuliers), j’ai entrepris des recherches sur le thème de la vacance immobilière en ville et présenté des scénarii d’occupations temporaires sur un bâtiment inoccupé de Grenoble.

Ces pratiques ouvrent des possibilités de faire revivre les bâtiments en déshérence de nos villes pour les considérer autrement. Il est possible de s’écarter de la pensée prégnante suivante : ce qui dérange, formellement et visuellement, ne doit plus exister. Les divers projets de rénovation que je mène m’invitent à être vigilant sur les différents modes de rénovation que l’on peut envisager, et tentent de bousculer quelque peu les notions actuelles de confort matériel, énergétique et d’utilisation d’un bâtiment.

Installation d’un pavillon d’exposition temporaire sur un bâtiment vacant de Grenoble. Lieu : quai Xavier Jouvin, Grenoble, architectes : T. Boutefeu & S. Lachenal. Ce projet de fin d’études s’inscrit dans une optique de valorisation du bâti en sommeil et laisse entrevoir un autre avenir pour les édifices occupés. Envisagés comme des moyens d’expression collectifs, ces lieux ouverts à tous, constitueraient un moyen d’appropriation et de transformation de l’espace urbain.

Pratiquer la désobéissance technologique

Cette thématique fait écho à la précédente dans la recherche d’une « sobriété » appliquée aux choix de conception. Depuis l’essor des réglementations thermiques, une pensée technocratique uniforme de la conception environnementale tend à transformer nos bâtiments en objets déshumanisés. La tendance actuelle du « toujours plus de confort et moins de consommations » défendue par les pouvoirs publics tend à éloigner les architectes d’une pensée humaniste de la thermique : sensations et ressentis de température, besoins de maintenir la chaleur ou la fraîcheur dans certaines pièces, notion de “plaisir thermique”, etc.

De mes expériences de rénovation énergétique du parc existant, j’ai réalisé qu’un retour à la basse technologie (ingénierie douce, moins puissante et sophistiquée) optimise de nombreux aspects du chantier : gain de temps sur la pose et l’installation, calendrier des travaux mieux maîtrisé, valorisation du travail manuel et artisanal, maîtrise des surcoûts, meilleure intégration esthétique et patrimoniale, etc.

Une approche minimaliste et pragmatique de la rénovation suppose de mettre en œuvre la recherche de solutions astucieuses, mais dénuées d’une technologie disproportionnée. Cette démarche doit faciliter le dialogue avec les maîtres d’ouvrage et les futurs usagers pour qu’ils puissent mieux comprendre et s’approprier les dispositifs mis en place.

Retour à une simplification de la ventilation mécanique des logements : extracteurs hybrides installés en tête de souches de conduits de type Shunt (ventilation naturelle assitée). Ce type d’installation est appréciable car il combine avec intelligence la ventilation naturelle et mécanique que l’on a souvent tendance à opposer. L’intervention dans les logements est minime puisque seules les bouches d’extraction existantes doivent être remplacées par des grilles spécialement étudiées pour être utilisées en ventilation naturelle hybride.

Réinterpréter le patrimoine bâti

Rénover une construction dotée d’une forte valeur patrimoniale nécessite une grande habileté dans le type d’intervention à adopter. Cette problématique prend plus d’ampleur avec l’essor de la rénovation énergétique. Les modifications de façade peuvent être radicales puisque le traitement de l’enveloppe est devenu un axe prioritaire pour réduire les consommations énergétiques.
Peut-on concilier l’objectif environnemental avec l’enjeu patrimonial ? Jusqu’à quel point est-il possible d’intervenir sans porter atteinte aux qualités patrimoniales et esthétiques de l’édifice ? Dans les deux cas, la rénovation encourage le sur-mesure puisqu’elle rend indispensable l’adaptation, le dialogue avec l’existant. Les architectes doivent profiter de cet « espace de conception » pour renforcer le  dialogue avec les entreprises et utiliser pleinement leur savoir-faire artisanal mais aussi s’affranchir du “prêt à poser” ou du “prêt à l’emploi”.

Les interventions que j’ai pu effectuer sur du bâti de toute époque m’a aussi montré que la difficulté d’accepter ou non le changement radical de l’image des bâtiments anciens, avec comme perspective la diminution des consommations énergétiques ne se pose pas uniquement à l’échelle de l’immeuble. Le patrimoine est aussi présent à l’intérieur des logements (plafonds à la française, rosaces et corniches moulurées, parquets, encadrements de menuiseries, stylobates, etc.) et implique le comportement suivant : apprendre à voir et à lire ces détails pour se rendre compte de l’ingéniosité des concepteurs, être vigilent car les intérieurs travaillés sont souvent les premiers à disparaître lors d’une rénovation.

Fenêtres à lambrequins sur rue et sur cour d’un immeuble de 12 logements sociaux Lieu : rue Paul Bert, Lyon 3e, architectes : T. Boutefeu (conception), J.B. Fleurent & M. Valette. Pour réinterprétrer les motifs géométriques physionomiques des lambrequins en fer forgé sur rue, nous avons proposé une frise à l’allure robotique s’inspirant des représentations graphiques du célèbre jeu japonais Space Invader (recherche d’analogie entre deux époques architecturales).

S’inscrire dans un héritage moderniste

Sur le territoire lyonnais, la production architecturale du XXe siècle est fortement ancrée dans la tradition Moderniste à travers des avant-gardistes comme Tony Garnier et Michel Roux-Spitz et de leurs successeurs : René Gages, Jean Zumbrunnen, Jacques Perrin-Fayolle, Franck Grimal, etc. Fasciné par l’héritage de ces architectes, souvent teintée d’une politique sociale et expérimentale,  je ne cesse de me nourrir de leur savoir-faire et de leur effort pour sortir du conformisme architectural. Il n’est pas rare de voir dans mes choix de conception, certains codes issus de cette architecture moderniste et une revendication pour les racines méditerranéenne : recherche de volumétries simples et dépouillées, couleur blanche dominante, usage fréquent du toit terrasse, etc.

Si ce courant régionaliste est aujourd’hui reconnu et sauvegardé, un certain nombre d’ensembles de logements issus de cette mouvance échappe à une réelle évaluation patrimoniale. L’architecture moderniste ne fait pas toujours l’unanimité et paye encore le discrédit de certains grands ensembles des années 1950 et 1960 aux dérives fonctionnalistes poussées à l’extrême. Pour faciliter la prise de conscience auprès d’habitants des qualités constructives de leur bien et leur donner une lecture plus favorable, j’effectue depuis 2017 des missions de conseil architectural au nom du CAUE du Rhône Métropole (formulation d’avis concernant des copropriétés de Lyon et Villeurbanne qui souhaitent s’engager dans des travaux de rénovation énergétique et dont les immeubles présentent un enjeu architectural).

Résidence Le Marengo (immeuble retenu par le CAUE du Rhône pour ses qualités architecturales). Lieu : 45 avenue Marc Sangnier, Villeurbanne, architectes : Dalmais, Mosnier et Dallière. Bien que la résidence ait été réalisée en 1964, une confusion est possible dans l’estimation de sa période de construction puisque certaines opérations immobilières actuelles empruntent le même langage architectural : fenêtres verticales dotées de volets coulissants, soubassement en béton texturé, etc. Le caractère avant-gardiste de cet immeuble lui permet de figurer comme un exemple remarquable d’architecture moderniste de Villeurbanne.

Bibliographie sélective

Architecture et volupté thermique, Lisa Heschong, Éditions Parenthèses, 1981
L’Architecture est un sport de combat,  Rudy Ricciotti, David d’Equainville, Éditions Textuel, 2013
Dialogue sur l’invention, Roland Simounet, Le Moniteur, 2005
Lyon cité radieuse – Une aventure du Mouvement moderne international, Jacques Rey, Libel, 2010
Lyon-Europe : 100 ans d’architecture moderne, Michel Roz, Alain Charre, Pierre Mardaga éditeur, 1988
Mémoire d’un architecte, Fernand Pouillon, Éditions du Seuil, 1968
Patrimoine et développement durable,  Acte des conférences octobre 2011, mai 2012, Éditions Confluences, 2012
Penser l’architecture, Peter Zumthor, Birkhäuser Verlag, 2008
Pour une architecture lente, Laurent Beaudoin, Quintette, 2007
Rénover le bâti. Maintenance, reconversion, extension, Georg Giebeler et al.  PPUR, 2012
Simplifions, Bernard Quirot, Éditions Cosa Mentale, 2019

© Thomas Boutefeu architecte